Un nouveau leadership crée un nouvel élan pour les négociations sur l’ALE UE-Indonésie
Après près d’une décennie de négociations, le projet d’accord de libre-échange (ALE) entre l’UE et l’Indonésie reste insaisissable. La 19e table ronde s'est tenue à Bogor, en Indonésie, du 1er au 5 juillet 2024, et n'a donné que peu d'indications sur des progrès imminents. Malgré un manque d’élan, Bruxelles et Jakarta ont exprimé leur engagement à ne pas se retirer de la table, même si plusieurs questions controversées restent en suspens. Dans un contexte politique en constante évolution, les espoirs de percée pourraient reposer sur la prochaine administration.
Dans ce cas, l'Indonésie espère conclure les négociations sous la nouvelle administration du président élu Prabowo Subianto, qui prendra ses fonctions le 20 octobre. Dans le même temps, le bloc européen de 27 membres a récemment dévoilé un nouveau collège de commissaires dirigé par Ursula von der Le deuxième mandat de Leyen à la présidence de la Commission a débuté le 17 septembre, dans un contexte d'escalade des tensions avec la Chine concernant les droits de douane imposés aux fabricants chinois de véhicules électriques (VE).
La dernière table ronde a montré que les questions restant en suspens sont largement liées aux intérêts nationaux des deux parties. Bruxelles et Jakarta ont eu tendance à protéger leur propre territoire chaque fois que des préoccupations concernant des politiques protectionnistes surgissaient. Les deux parties souhaitent protéger les industries nationales contre un désavantage une fois l’accord entré en vigueur. Depuis le début des négociations en 2016, cela a empêché les deux parties de trouver suffisamment de terrain d’entente pour conclure un accord. À cet égard, l’UE est restée ferme dans l’application des normes de durabilité, tandis que l’Indonésie a rencontré des difficultés pour répondre à ces attentes.
Les deux parties doivent désormais adopter une vision plus large de l’évolution du paysage géopolitique. Les prochaines administrations de Bruxelles et de Jakarta partagent un objectif commun : « réduire les risques » liés à la Chine. Pour l’UE, cette stratégie fait suite aux sanctions imposées à la Russie, incitant à une réévaluation des relations commerciales avec des partenaires potentiellement alignés sur Moscou, dont la Chine. En effet, en 2023, les batteries lithium-ion, les panneaux solaires et les véhicules électriques chinois ont inondé le marché européen, faisant de la Chine le deuxième partenaire commercial de l'UE pour les marchandises après les États-Unis. Cette situation a intensifié les efforts du bloc pour poursuivre de manière agressive les ALE avec des pays riches en ressources comme l'Indonésie, dans le cadre de ses efforts visant à diversifier les chaînes d'approvisionnement et à réduire sa dépendance à l'égard de la Chine.
Jakarta, quant à elle, s'est transformée en une centrale d'extraction et de transformation du nickel sous la présidence de Joko Widodo, largement soutenue par les investissements chinois. Toutefois, cet alignement a un coût, car l’Indonésie se retrouve marginalisée sur les marchés occidentaux. Jakarta a du mal à se qualifier pour bénéficier des incitations de la loi américaine sur la réduction de l'inflation (IRA) en raison de lacunes environnementales et sociales et du fait que la propriété chinoise des entreprises de transformation du nickel dépasse le seuil de 25 % de l'IRA. D’un autre côté, en 2024, l’UE a vu les importations de fonte brute de nickel (NPI) en provenance d’Indonésie atteindre 87,5 kilotonnes, soit une augmentation de 475 % par rapport à 2015, marquant le niveau le plus élevé jamais enregistré. L’UE apparaît ainsi comme un nouveau refuge pour le nickel indonésien.
Alors que Prabowo, un dirigeant formé aux États-Unis, se prépare à prendre ses fonctions, on s’attend généralement à ce qu’il change de cap sur le plan économique, en particulier dans le secteur critique des minéraux. Bien qu'il soit réputé pour sa politique nationaliste, Prabowo souhaite rechercher des partenaires occidentaux en matière de commerce et d'investissement. Cela comprend l’accélération des efforts visant à obtenir la certification environnementale, durable et de gouvernance (ESG) pour les sites miniers de nickel afin de se conformer aux normes du marché européen et américain. Son ambition d’atteindre une croissance économique annuelle de 8 % au cours de son premier mandat sera largement portée par les investissements étrangers, en mettant l’accent sur l’énergie verte, la fabrication de véhicules électriques, les technologies de pointe et le secteur des services numériques. L'investiture de Prabowo devrait donc être accueillie par l'UE comme une opportunité de relancer les négociations de libre-échange, au point mort depuis longtemps.
De même, garantir l'accès au marché indonésien est la priorité absolue du cabinet de von der Leyen. En effet, pour Bruxelles, Jakarta est un géant endormi, ce qui pourrait l'aider à diversifier ses relations économiques et à ne plus dépendre fortement de Pékin.
Parallèlement, la proposition de la Commission européenne de retarder l'adoption du règlement européen sans déforestation (EUDR), qui devait avoir un impact sur les exportations indonésiennes d'huile de palme vers l'UE, offre une marge de compromis qui pourrait aider à sortir de l'impasse. Ce retard a incité le groupe de travail conjoint ad hoc, composé de l'Indonésie, de la Malaisie et de l'UE, à intensifier ses efforts pour aligner les normes sur l'huile de palme avec les réglementations de l'UE afin de protéger particulièrement les intérêts des micro et petits agriculteurs. L’EUDR devrait être pleinement mis en œuvre après le 30 décembre 2025 pour les grandes entreprises et le 30 juin 2026 pour les micro et petites entreprises. L'huile de palme a été un sujet sensible lors des négociations.
Dans ce contexte, Bruxelles ferait bien d’examiner de près l’Association européenne de libre-échange (AELE), une organisation commerciale régionale comprenant des pays tiers dont la Suisse, la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein, qui a déjà conclu un accord de libre-échange avec l’Indonésie pleinement entré en vigueur. entre en vigueur en 2021. L'ALE AELE-Indonésie comprend un solide chapitre sur la durabilité, que les membres de l'AELE considèrent comme un moyen de faire progresser l'Indonésie en matière de durabilité tout en renforçant son marché intérieur. L’UE pourrait tirer de précieux enseignements de cet accord.
Comparé à l’imposition de mesures unilatérales telles que l’EUDR pour dicter les conditions sur les principaux produits indonésiens, un ALE peut être un instrument d’influence extérieure plus efficace. Si l'ALE de l'UE suit le modèle de l'AELE, Jakarta sera confrontée à une pression accrue pour respecter les normes mondiales de durabilité. La nécessité d’améliorer les processus de certification pour les minéraux et les plantations critiques devient de plus en plus inévitable.
Pour l’UE comme pour l’Indonésie, le moment choisi est crucial. Des retards prolongés risquent non seulement de réduire à néant les progrès réalisés, mais également de diminuer les gains économiques que les deux parties espèrent réaliser. Il convient de noter que l’empreinte de Bruxelles dans la région Asie-Pacifique est éclipsée par celle d’autres grandes puissances comme Pékin et Washington. Ignorer Jakarta aura deux conséquences : l’UE aura du mal à sécuriser sa chaîne d’approvisionnement en véhicules électriques indépendamment de la Chine, tandis que Jakarta pourrait se tourner vers des partenaires alternatifs.
Le succès de l’ALE UE-Indonésie dépend non seulement des intérêts économiques mutuels, mais également de la dynamique politique des nouvelles administrations. Prabowo et von der Leyen doivent reconnaître que l’ALE va au-delà de la garantie des intérêts nationaux ; il s’agit de naviguer dans des paysages géopolitiques changeants et de construire des alliances stratégiques à long terme.