La question tamoule dans un Sri Lanka en mutation : les limites du programme de gauche de Dissanayake
Alors que le Sri Lanka se dirige vers des élections parlementaires importantes, la récente victoire présidentielle d'Anura Kumara Dissanayake a a suscité l’espoir d’une transformation politique. Pour la première fois, le parti populaire Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) et la coalition nationale du pouvoir populaire (NPP) ont pris pied dans le leadership national en conquérant de larges pans de la population cinghalaisedont de nombreux anciens électeurs de Rajapaksa, ce qui suscite des attentes en matière de changement systémique.
L'ascension de Dissanayake et ses premières actions en tant que président marquent un changement significatif par rapport au pouvoir bien établi des élites politiques comme les Wickremesinghes, les Kumaratungas et les Rajapaksas, et représentent un mouvement populaire d'électeurs cinghalais de la classe moyenne inférieure désillusionnés par les crises économiques et la corruption. Cependant, même si l'ascension de Dissanayake représente un véritable défi pour la politique clientéliste du sud, ce changement reste profondément ancré dans le nationalisme cinghalais-bouddhiste, laissant la question cruciale tamoule sans solution.
Ne pas répondre aux revendications tamoules de justice, de responsabilité et d’autonomie n’est pas seulement une faute morale ; c'est une erreur de diagnostic stratégique qui, à terme, empêchera Dissanayake de réaliser les réformes économiques et sociales qu'il envisage, même pour le sud cinghalais. La militarisation massive et économiquement désastreuse des régions de langue tamoule, les crimes de guerre non résolus et le caractère ethnonationaliste de l'État sont indissociables de la crise économique plus large de l'île.
Depuis son entrée en fonction, Dissanayake s'est positionné comme un réformateur de gauche, introduisant une série de changements symboliques et pratiques visant à démanteler l'élite politique bien établie du Sri Lanka. Son annonce d'un armoire réduite et la priorisation des mesures anti-corruption soulignent un engagement à rompre avec le passé, attirant les électeurs qui considèrent sa présidence comme un moyen de remettre en question le statu quo. Ces premières mesures ont trouvé un fort écho auprès de la base mécontente de la classe moyenne inférieure cinghalaise, en particulier chez celles frustrées par la corruption des élites, le déclin économique et la crise sous les administrations précédentes.
Pourtant, depuis des décennies, le programme du JVP combine des principes de gauche avec une approche nationaliste qui met l’accent sur l’anti-impérialisme et l’unité cinghalaise, soulignant le sentiment cinghalais-bouddhiste et mettant de côté l’autonomie et la justice tamoules au profit d’une vision plus centralisée de l’État sri lankais. Le résultat est une forme de nationalisme de gauche qui, tout en remettant en question la corruption des élites et en prônant des réformes économiques, renforce en fin de compte les aspects d’exclusion de la gouvernance sri lankaise.
La question tamoule au Sri Lanka a une histoire profonde, remontant à l'ère coloniale et s'intensifiant après l'indépendance en 1948. Dans les années 1970, discrimination systémique, pogroms répétés et colonisation des terres a donné naissance à un mouvement nationaliste tamoul appelant à l'Eelam, un État tamoul indépendant. Le conflit armé qui a suivi, début 1983, a été marqué par d’immenses violations des droits humains et a finalement conduit à la défaite des Tigres de libération de l’Eelam tamoul en 2009. Cependant, malgré la cessation du conflit armé actif, les questions de militarisation, dépossession des terreset disparitions forcées continuent de toucher les communautés tamoules. Les gouvernements successifs ont largement écarté les revendications des Tamouls en matière de responsabilité et d’autonomie, considérant ces questions sous un angle ethnonationaliste qui considère toute forme de justice comme une menace pour l’État cinghalais-bouddhiste.
Les racines historiques du JVP résident dans les mobilisations anti-élites, anti-impérialistes et anti-establishment, qui ont souvent confondu les revendications d'autonomie tamoules avec les menaces étrangères. Cette tendance est apparue au début du XXe siècle lorsque la gauche cinghalaise a aligné ses sentiments anticoloniaux sur une approche nativiste des travailleurs indiens tamouls et du sud de l’Inde vilipendés, présentant leurs revendications comme des menaces à la souveraineté cinghalaise. Même si la victoire de Dissanayake marque un départ des élites basées à Colombo, elle ne constitue pas une avancée vers un véritable pluralisme ou une inclusivité pour les Tamouls du Nord-Est.
Aujourd'hui, la position du NPP sur les questions tamoules continue d'être définie par une adhésion rigide à l'unité cinghalaise-bouddhiste. Dissanayake et son parti ont toujours rejeté partage du pouvoir avec le Nord et l'Est à majorité tamoule, tout en restant indifférent à la militarisation en cours de ces régions. Leur refus de démilitariser ou retirer l'armée des espaces civils – y compris les sanctuaires bouddhistes construits sur les terres tamoules – renforce encore l'engagement du parti en faveur de l'hégémonie cinghalaise-bouddhiste.
Cette militarisation continue a un coût économique important. Malgré la crise économique et ses conséquences, le Sri Lanka insiste sur retenir l'un des les plus grandes armées dans le monde, mesuré en termes de personnel par habitant. L'armée, presque exclusivement d'origine cinghalaise, est en grande partie stationnée dans le nord-est de langue tamoule, où elle est activement engagée dans dépossession des terresle construction de temples bouddhistes, surveillanceet répression. Cette militarisation détourne simultanément des ressources du développement civil et prive les Tamouls de l'autonomie qu'ils exigent sur leurs terres et leur gouvernance. L’accent persistant sur les dépenses militaires compromet les perspectives de paix et de prospérité à long terme, garantissant que la crise économique s’aggrave alors que la question tamoule reste sans solution.
Par ailleurs, la position du JVP contre le processus de paix des années 2000 reste un marqueur déterminant de cette position d’exclusion. L'opposition au processus de paix et rejet Le partage de l'aide post-tsunami avec les régions tamoules illustre la tendance du JVP à considérer la question tamoule uniquement à travers une lentille nationaliste cinghalaise. En positionnant l’autonomie tamoule comme une concession à l’impérialisme occidental, on néglige la légitimité intrinsèque des revendications tamoules de justice et de responsabilité.
L'administration de Dissanayake a répété à maintes reprises miné appelle à la justice et a rejeté les pressions internationales en faveur de la responsabilisation, y compris son opposition au récent Résolution du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, associée à la nomination de criminels de guerre accusés à des postes clés du gouvernement. Cette approche reflète la poursuite des politiques étatiques qui donnent la priorité à la suprématie cinghalaise-bouddhiste plutôt qu’à un véritable engagement en faveur des droits de l’homme et d’une gouvernance équitable. Le refus du parti de reconnaître les Tamouls génocide et ses tentatives continues pour faire taire les voix tamoules – que ce soit par le Loi sur la prévention du terrorisme ou le refus d'aborder les questions des droits fonciers et des disparitions – soulignent que le programme de réforme de gauche du NPP reste incomplet sans une rupture radicale avec le nationalisme cinghalais-bouddhiste enraciné qui façonne sa politique.
Malgré l'optimisme initial entourant la nouvelle présidence, l'échec de Dissanayake et de son administration à résoudre la question tamoule révèle les limites de sa vision politique. En ne s'engageant pas, l'administration de Dissanayake restera embourbée dans la même politique majoritaire qui a caractérisé les régimes auxquels il prétend s'opposer.
Contrairement à la rhétorique axée sur l’unité adoptée par le parti, Dissanayake a toujours rassuré l’establishment cinghalais-bouddhiste sur son engagement à maintenir leur statut privilégié. S'adressant à plus de 1 500 moines à Maharagama, il a déclaré : «assurances» à la Sangha que l'article 9 de la Constitution, qui donne au bouddhisme la « première place » au Sri Lanka, resterait intact. En septembre, un autre membre de la coalition a promis que le NPP non seulement protégerait l’article 9, mais aussi « nourrirait et nourrirait le bouddhisme, car il s’agit évidemment d’un pays majoritairement bouddhiste cinghalais ».
L'engagement du NPP à protéger la domination constitutionnelle du bouddhisme reflète la réticence de la coalition au pouvoir à abandonner une fondation ethnonationaliste qui continue de marginaliser les communautés tamoules et leurs revendications d'autodétermination. Au lieu de remettre en question la hiérarchie créée par la suprématie cinghalaise-bouddhiste, le NPP la renforce davantage, renforçant une vision du Sri Lanka où la légitimité et l'unité de l'État sont intrinsèquement liées à une identité cinghalaise-bouddhiste.
Les initiatives anti-corruption, destinées à favoriser la responsabilisation et à rompre avec le copinage passé, sont en fin de compte incompatibles avec cette logique d’un ethno-État, où la protection de la domination cinghalaise-bouddhiste l’emporte sur une gouvernance inclusive et transparente. L’orientation ethnonationaliste garantit que les dépenses, telles que la militarisation excessive, sont protégées plutôt que examinées, car elles sont présentées comme nécessaires à la « sécurité nationale » plutôt que reconnues comme faisant partie d’un modèle plus large d’exclusion et de contrôle. Par conséquent, même si la nouvelle administration pourrait tenter de réduire les excès ministériels et récupérer les biens de l’Étatces efforts restent des solutions superficielles à un problème systémique plus profond.
Sans résoudre ce problème fondamental, les réformes anti-corruption finiront par échouer, car les avantages structurels accordés à la majorité cinghalaise-bouddhiste perpétuent par nature une allocation inégale des ressources et une gouvernance irresponsable. En refusant de s'engager de manière critique à l'égard du majoritarisme, l'administration actuelle risque de simplement remodeler les structures cinghalaises et bouddhiques qui sont à l'origine des problèmes du Sri Lanka, plutôt que de les démanteler.
Alors que le pays se tourne vers les élections législatives, les Sri Lankais ont l'occasion d'évaluer de manière critique ce qu'implique réellement le renouveau de la gauche de Dissanayake. Pour que la coalition JVP-NPP puisse se distinguer des régimes corrompus qu’elle critique, elle devrait démontrer une véritable rupture avec l’histoire cinghalaise-bouddhiste qui a défini la politique sri lankaise. Cependant, même si Dissanayake constitue une véritable menace pour l'élite cinghalaise traditionnelle, sa réticence à affronter le majoritarisme cinghalais-bouddhiste garantit la continuité de la structure politique d'exclusion du Sri Lanka.
Tant que les revendications tamoules de justice et d'autonomie resteront muettes, la renaissance de la gauche au Sri Lanka sera incomplète, renforçant au lieu de démanteler l'État ethnonationaliste que le JVP a historiquement défendu. L'incapacité de Dissanayake à rompre avec le cadre nationaliste, notamment en ce qui concerne la question tamoule, expose les limites de son projet politique, qui n'en fait qu'un autre chapitre de l'histoire ethnonationaliste violente et instable du Sri Lanka.