Comment la France est tombée à l'extrême droite

Comment la France est tombée à l'extrême droite

Le 9 juin, Emmanuel Macron a mis en jeu sa faible majorité parlementaire en convoquant des élections anticipées. Le président a agi ainsi quelques minutes après qu’il est devenu évident que l’extrême droite française avait remporté 40 % des voix aux élections parlementaires de l’Union européenne. Ce résultat, pensait Macron, effrayerait et mobiliserait sa base électorale pour qu’elle se rende massivement aux urnes. Il espérait que ce résultat lui donnerait une majorité plus confortable à l’Assemblée nationale et stopperait la montée du Rassemblement national, le principal parti d’extrême droite français. Macron, qui semble parfois vouloir être une sorte de dieu (il a dit un jour qu’il aspirait à être « jupitérien »), a peut-être aussi apprécié d’exercer ses pouvoirs constitutionnels à un moment où il perdait le contrôle du pays. Le résultat a été la campagne électorale la plus courte en France depuis 1958. Les partis et les candidats n’ont eu que trois semaines pour s’organiser et les électeurs ont dû se démener pour comprendre le nouveau paysage politique.

Pour Macron, le plan a eu un effet spectaculaire. L’alliance centriste du président n’a remporté que 21 % des voix au premier tour, arrivant en troisième position. Elle devrait perdre entre 155 et 210 de ses sièges actuels. Mais la défaite ne concerne pas uniquement Macron. Le grand gagnant de l’élection n’est pas un autre parti politique traditionnel, mais le Rassemblement national, arrivé en tête. Après le second tour, il pourrait contrôler une majorité. Macron a donc mis en péril les forces démocratiques et les idéaux républicains de la France.

Le Rassemblement national aimerait que les électeurs pensent autrement. Le parti, dirigé par Marine Le Pen, a été fondé en 1972 par son père, Jean-Marie Le Pen. Le père de Marine Le Pen était connu pour ses insultes antisémites et son programme raciste : il suggérait que les nazis n’avaient peut-être pas utilisé de chambres à gaz et faisait cause commune avec d’anciens officiers de la Waffen-SS et des groupes d’extrême droite. Mais depuis sa prise de fonctions en 2011, la jeune Le Pen s’est efforcée de rendre son parti plus acceptable. Elle s’est engagée à être démocratique, est revenue sur ses éloges passés à l’égard du président russe Vladimir Poutine et, plus récemment, s’est présentée comme une fervente défenseure d’Israël. Elle a rebaptisé le parti (qui s’appelait auparavant Front national) et, en 2015, a même expulsé son père après qu’il eut répété une déclaration tristement célèbre de 1987 dans laquelle il avait qualifié l’Holocauste de « détail » de l’histoire.

Mais il ne faut pas se leurrer : le Rassemblement national reste aussi radical que jamais. Malgré son assouplissement esthétique, le parti reste attaché à Moscou et hostile à l’Union européenne. Il demeure un parti discriminatoire, déterminé à priver de droits les immigrés et leurs enfants. Quelle que soit sa marge finale au second tour de lundi, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour rendre la France moins globale, moins démocratique et plus hostile à tout résident qui n’a pas d’ancêtres français.

À L'EXTRÈME

Pour les non-initiés, le Rassemblement national (33 %) peut paraître décevant. Mais en comparaison, il est remarquablement élevé. Le parti n’a jamais obtenu plus de 18,7 % des voix lors d’élections parlementaires. Son succès lors de cette élection est dû à une participation inhabituellement élevée : près de 70 % des électeurs français ont participé. La coalition de gauche rapidement constituée, le Nouveau Front populaire, est arrivée deuxième avec 28 % des voix. Mais elle n’a aucune chance de dépasser l’extrême droite au second tour. Au bout du compte, l’extrême droite enverra probablement entre 220 et 290 représentants à l’Assemblée nationale qui compte 577 sièges et pourrait diriger le pays pendant les trois prochaines années.

Le prochain Premier ministre français sera donc probablement Jordan Bardella, 28 ans, chef du groupe parlementaire du Rassemblement national et protégé de Marine Le Pen. Contrairement à son mentor, Bardella a un profil propre. Il a réussi à se vendre comme un beau parleur respectable, que certains électeurs considèrent désormais comme moins menaçant que ses rivaux de gauche. Il attire d'énormes foules de jeunes fans sur TikTok et lors de ses meetings. Le soir du scrutin, il a invoqué l'unité nationale, se présentant comme « respectueux de tous, ouvert au dialogue, protecteur de vos droits, de vos libertés et de la devise républicaine “Liberté, égalité, fraternité” ».

Mais Bardella n’est rien de tout cela. Il n’a jamais occupé de poste ni de fonction exécutive au niveau local ou régional et a rarement assisté aux sessions du Parlement européen, selon ses collègues. Il est plutôt un porte-parole des idées draconiennes de son parti. Bardella connaît mal les enjeux économiques, institutionnels, géopolitiques et environnementaux de la France, mais il est attaché au programme du Rassemblement national qui vise à démanteler l’État de droit et à mettre fin à l’égalité de traitement de tous les citoyens et résidents. L’une des mesures phares de Bardella, appelée « préférence nationale », réserverait tous les emplois, les prestations sociales, les logements sociaux et autres services financés par l’État aux citoyens français, à l’exclusion de tous les autres résidents légaux, dont certains vivent peut-être en tant que résidents respectueux de la loi et contribuables depuis des décennies. Une autre proposition interdirait aux citoyens français qui détiennent plus d’un passeport d’occuper des emplois du secteur public ou d’autres postes financés par l’État, y compris dans les hôpitaux. Il a également appelé à limiter la citoyenneté française aux descendants de citoyens français, effaçant ainsi des siècles de jurisprudence constitutionnelle selon laquelle on peut devenir français en étant né et en résidant en France. (On ne sait pas si l'on a besoin de grands-parents français, ou seulement de parents français, pour devenir citoyen.)

L’extrême droite a dirigé la France dans le passé.

En théorie, un parlement contrôlé par le Rassemblement national aurait plus de mal à faire évoluer la politique étrangère de la France. Selon la Constitution française, les affaires internationales sont du ressort exclusif du président. Mais Marine Le Pen a récemment déclaré qu’elle considérait le titre de commandant en chef « uniquement comme un titre honorifique » pour le président. Dans le système politique français, le Parlement doit approuver le budget militaire du pays et toute enveloppe supplémentaire destinée aux affaires internationales. Le Premier ministre s’entretient également avec les alliés de la France, nomme ses ambassadeurs et ses représentants auprès de l’Union européenne et négocie les traités. Par conséquent, si ce Premier ministre est Bardella, les alliances géopolitiques de la France pourraient être remaniées. Les Le Pen ont des liens financiers et idéologiques avec le président russe Vladimir Poutine qui remontent à des décennies. Après l’attaque de l’Ukraine par Moscou en février 2022, Marine Le Pen a pris ses distances avec le Kremlin et a critiqué l’invasion, mais le soutien présumé de son parti à Kiev reste au mieux timide. Le Rassemblement national soutient toujours la revendication russe sur la Crimée et s'est montré réticent à accepter la décision de la France d'alléger les droits de douane sur les importations ukrainiennes. Il souhaite également limiter l'aide matérielle à l'Ukraine aux armes défensives.

On pourrait penser qu’une fois au pouvoir, la position du parti s’assouplirait. Giorgia Meloni, la Première ministre d’extrême droite italienne, était sceptique quant à l’aide à l’Ukraine et critique envers l’UE lorsqu’elle s’est présentée aux élections de 2022, pour ensuite changer d’attitude une fois au pouvoir. Mais Meloni n’a jamais eu les liens de Le Pen avec la Russie ou son passé de dénigrement de l’Europe. Lorsqu’elle s’est présentée à la présidence en 2017, Le Pen a promis de retirer la France de l’UE ; cette fois-ci, elle a juré de sortir des traités économiques internationaux et de reconsidérer sa participation à l’OTAN. Son parti n’appelle plus à un « Frexit », mais il affirme que la France doit ignorer les règles et les traités européens lorsqu’ils entrent en conflit avec les politiques de son parti.

RETOUR VERS LE FUTUR

Face à toutes ces menaces qui pèsent sur l'identité de la France, les autres partis du pays ont commencé à coopérer pour le second tour. Les candidats du premier tour qui recueillent plus de 12,5 % des voix peuvent participer au second tour, et celui qui recueillera le plus de voix le soir du scrutin remportera la circonscription, que le candidat obtienne ou non plus plus de 50 % des voix. La coalition de gauche, le Nouveau Front populaire, a demandé à tous ses candidats de se retirer si leur présence au second tour facilitait la victoire du candidat du Rassemblement national. Le Premier ministre français Gabriel Attal, chef du bloc centriste, a également déclaré que les candidats dans ses rangs devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour vaincre le Rassemblement national, bien qu'ils ne se soient pas tous engagés à se retirer s'ils se retrouvaient à la traîne de la gauche. En revanche, lorsque Jean-Marie Le Pen a pris tout le monde par surprise en arrivant deuxième à l’élection présidentielle de 2002, tous les partis politiques et syndicats ont appelé à un « front républicain » massif contre lui, et jusqu’à 1,2 million de citoyens sont descendus dans la rue pour manifester contre le fascisme. Résultat : son adversaire, Jacques Chirac, a été élu avec 82 % des voix.

Un front républicain revigoré pourrait empêcher le Rassemblement national d'obtenir la majorité absolue. Mais l'extrême droite sera néanmoins la force dominante au parlement, et elle pourra encore faire avancer certaines de ses politiques. Même si le Rassemblement national ne peut pas faire passer grand-chose, il a déjà fait beaucoup de dégâts. Pendant la campagne, les partisans du Rassemblement national ont déclenché des agressions racistes et homophobes, parfois au vu et au su de tous et avec une référence claire à leur arrivée imminente au pouvoir. Par exemple, à Montargis, une ville au sud de Paris, un couple arborant l'insigne du Rassemblement national sur sa maison a insulté sa voisine noire, une infirmière, et lui a crié devant les caméras des journalistes de rentrer chez elle.à la niche » (à la niche).

Les dirigeants du Rassemblement national ont rejeté les accusations selon lesquelles leur propre discours anti-immigrés aurait pu alimenter ce genre de fanatisme. Au lieu de cela, ils affirment qu’ils représentent un nouveau départ. Bardella a pour slogan : « Vous ne nous avez jamais mis à l’épreuve. » Mais c’est faux. L’extrême droite a dirigé la France par le passé, plus récemment sous le régime de Vichy, qui contrôlait une grande partie du pays après la défaite des nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce gouvernement a promulgué des lois raciales qui ont privé les juifs français de leurs droits, aboli les naturalisations et la citoyenneté selon le lieu de naissance et classé les citoyens en fonction du sang qui coule dans leurs veines. Bardella peut se présenter lui-même et le Rassemblement national comme l’avenir de la France, mais ils sentent clairement un passé plus sombre.

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