Le nouveau leadership indépendantiste de la Polynésie française
Des élections territoriales se sont tenues en Polynésie française les 16 et 30 avril, au cours desquelles plus de 210 000 électeurs ont élu des représentants aux 57 sièges de l’Assemblée de la Polynésie française.
Pour la première fois depuis 2004, le parti indépendantiste, le Tavini Huira’atira, a remporté le deuxième tour triangulaire, avec 44,32 % des suffrages exprimés. En deuxième position, la liste Tapura Huira’atira (38,53 %), conduite par le président sortant Edouard Fritch, figure historique du mouvement autonomiste anti-indépendantiste. Une troisième liste, A here ia Porinetia (qui signifie « J’aime la Polynésie »), également autonomiste, a obtenu 17,16 % des suffrages.
Le mode de scrutin en Polynésie française accorde une large prime majoritaire – 19 sièges – à la liste gagnante. Le parti indépendantiste gouvernera donc avec une confortable majorité de 38 sièges sur 57 à l’Assemblée.
L’assemblée se réunira désormais le 12 mai pour élire un nouveau président. Le leader indépendantiste Moetai Brotherson, actuellement membre de l’Assemblée nationale française, sera très probablement élu. Figure montante du mouvement indépendantiste et gendre du leader historique Oscar Temaru, il sera sans aucun doute la personnalité politique phare des cinq prochaines années à Tahiti.
La transition politique en Polynésie française aura des conséquences nationales et internationales. Plusieurs mois après un référendum controversé en Nouvelle-Calédonie, la légitimité de la souveraineté française dans l’océan Pacifique est à nouveau remise en cause.
Vers l’indépendance ?
En principe, la République française est « une et indivisible ». Néanmoins, l’article 53, alinéa 3 de la Constitution française accorde le droit à l’autodétermination à tous les territoires d’outre-mer, y compris la Polynésie française. Ainsi, le clivage indépendantiste/anti-indépendance a longtemps été le clivage politique majeur en Polynésie française.
Aux élections législatives de 2022, les Tavini avaient déjà remporté les trois sièges parlementaires représentant la Polynésie française à l’Assemblée nationale française (les législateurs sont Moetai Brotherson, Tematai le Gayic et Steve Chailloux, tous affiliés au mouvement d’extrême gauche NUPES). La victoire des Tavini aux élections territoriales confirme donc un élan de popularité pour la faction indépendantiste.
Est-ce à dire qu’un référendum d’autodétermination, comme on l’a vu en Nouvelle-Calédonie, se profile en Polynésie française ? Probablement pas.
Premièrement, malgré leur défaite électorale, les mouvements anti-indépendantistes restent majoritaires. En effet, les listes Tapura et A here ia Porineti, toutes deux ouvertement opposées à un projet d’indépendance, ont réuni près de 56 % des voix. La scission au sein du camp anti-indépendantiste est née d’un mécontentement croissant envers le gouvernement sortant d’Edouard Fritch, lié à la gestion de la crise du COVID-19 et à certains scandales publics. Ainsi, le soutien à l’indépendance n’est pas aussi fort que le résultat des élections pourrait le suggérer.
De plus, au sein du parti indépendantiste lui-même, il y a deux arguments rhétoriques différents. Le discours anticolonialiste et souverainiste traditionnel est incarné par le leader historique Oscar Temaru et Anthony Geros, le futur président de l’Assemblée. D’autres, comme Moetai Brotherson, le futur président, ont une position plus tempérée vis-à-vis de l’Etat français et ont fait valoir que l’accession à l’indépendance n’était pas le sujet de cette élection. Comme l’a soutenu le politologue Sémir Al Wardi, la division historique pro-indépendantiste/anti-indépendantiste est progressivement remplacée par un clivage droite/gauche qui n’existait pas jusqu’à présent.
Enfin, si les Tavini ont bénéficié d’un taux de vote important sur l’île de Tahiti, quatre des cinq archipels de la Polynésie française (Marquises, Australes, Tuamotu, Gambier) ont majoritairement voté pour les Tapura. Cette géographie politique spécifique doit être prise en compte dans les années à venir, notamment autour de l’épineux sujet de la décentralisation en Polynésie française. La plupart des subventions de la France transitent par Tahiti avant d’atteindre les îles lointaines.
Les Tavini peuvent cependant compter sur le soutien d’une autre force politique au pouvoir dans le Pacifique français : le gouvernement indépendantiste de Nouvelle-Calédonie.
Le facteur Nouvelle-Calédonie
La Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie sont sociologiquement très différentes, mais leurs statuts politiques ont souvent évolué de manière similaire. Par exemple, les deux figurent sur la liste des Nations Unies des territoires non autonomes.
Avec deux gouvernements indépendants désormais au pouvoir dans les deux collectivités, cette influence mutuelle va se renforcer. Au-delà de la proximité idéologique, l’évolution statutaire en Nouvelle-Calédonie aura inévitablement une influence sur la Polynésie française. Le parti indépendantiste tahitien soutient officiellement l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. Certaines personnalités, comme Roch Wamytam, grand leader indépendantiste kanak, prédisent que si la Nouvelle-Calédonie devient indépendante, la Polynésie suivra.
Le principal argument politique actuel en Nouvelle-Calédonie est la remise en cause d’une véritable citoyenneté calédonienne, différente de la nationalité française. Cette revendication historique des nationalistes kanak exclurait des suffrages locaux toute personne installée sur le territoire après 1994, soit près de 34 000 personnes, soit 17 % de l’électorat, majoritairement des métropolitains français. En Polynésie française, les Tavini prônent également l’instauration d’une citoyenneté polynésienne, notamment pour protéger l’emploi local et l’acquisition foncière.
Pourtant, les deux collectivités françaises d’outre-mer ne sont pas identiques. Certains attributs de la souveraineté sont reconnus sans difficulté en Polynésie française – et depuis longtemps – comme le drapeau, l’hymne et la langue, alors qu’en Nouvelle-Calédonie cela donne lieu à des débats houleux. Les relations avec l’État français sont beaucoup plus cordiales en Polynésie française qu’en Nouvelle-Calédonie ; le multiculturalisme est aussi bien plus une réalité à Papeete qu’à Nouméa.
Reste que nul doute que la mise en œuvre de certaines décisions du programme du nouveau gouvernement indépendant suscitera des tensions à Tahiti, mais aussi à Paris.
Implications pour la stratégie indo-pacifique française
Depuis 2018, le président français Emmanuel Macron a formalisé une stratégie pour l’Indo-Pacifique français, afin de légitimer et de valoriser les atouts français dans la région. L’exercice de la souveraineté dans les collectivités d’outre-mer de l’Indo-Pacifique est un élément central du nouveau récit mis en œuvre par l’État.
La Polynésie française est un élément majeur de la cartographie stratégique de la France. Avec près de 4,8 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE), les 118 îles de la Polynésie française confèrent près de 50 % de la ZEE française, la deuxième plus grande au monde. La défaite de Fritch, partisan de longue date de Macron, n’est donc pas une bonne nouvelle pour l’Elysée. Pire, le prochain président prédit, Moetai Brotherson, lié au leader d’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon, a souvent exprimé son scepticisme quant à la stratégie indo-pacifique française, déclarant : .”
C’est la même histoire avec les séparatistes kanaks en Nouvelle-Calédonie. « Nous ne voulons plus être les faire-valoir de la « France Pacifique » et du nébuleux axe Indo-Pacifique », a déclaré Daniel Goa, porte-parole du FLNKS, le principal parti indépendantiste du territoire.
Moins de deux ans après avoir été exclue de l’alliance AUKUS par ses partenaires américains et australiens, la position de la France dans le Pacifique semble désormais fragilisée de l’intérieur.
A une époque où la rivalité sino-américaine structure et polarise l’ensemble des relations internationales dans la région, il est intéressant de noter que les collectivités françaises d’outre-mer de l’océan Pacifique suscitent un intérêt croissant. Dans cet esprit, il convient de surveiller de près la manière dont Washington et Pékin interagissent avec le nouveau gouvernement indépendantiste.
Le 29 septembre 2022, lorsque les États-Unis ont organisé un sommet des pays insulaires du Pacifique à Washington, ils ont invité le président Louis Mapou de Nouvelle-Calédonie et le président sortant Fritch de Polynésie française. Pas un seul responsable français n’a assisté à la réunion. Cela a provoqué une certaine déception à Paris, car les relations internationales relèvent normalement de la compétence de l’État.
Désormais, le président américain Joe Biden doit se rendre en Papouasie-Nouvelle-Guinée dans quelques semaines, où il rencontrera les directeurs généraux de 18 pays insulaires du Pacifique. Moetai Brotherson sera-t-il invité ? Y aura-t-il une délégation française ? Autant de questions à suivre de près pour qui s’intéresse à la position future de la France dans l’Indo-Pacifique.