Un nouvel ordre au Moyen-Orient ?
Le 6 mars 2023, des représentants de l’Iran et de l’Arabie saoudite se sont rencontrés à Pékin pour des discussions négociées par la Chine. Quatre jours plus tard, Riyad et Téhéran ont annoncé qu’ils avaient décidé de normaliser leurs relations. Cet accord historique a le potentiel de transformer le Moyen-Orient en réalignant ses principales puissances, en remplaçant l’actuelle division arabo-iranienne par un réseau complexe de relations et en intégrant la région aux ambitions mondiales de la Chine. Pour Pékin, cette annonce a été un grand bond en avant dans sa rivalité avec Washington.
Ce n’était pas censé être ainsi. Ce sont les États-Unis qui avaient encouragé l’Iran et l’Arabie saoudite à entamer des discussions, en 2021, dans le but de réduire les tensions entre les rivaux du Golfe, de faire avancer les pourparlers nucléaires et de mettre fin au conflit au Yémen. Téhéran et Riyad ont tenu cinq séries de pourparlers directs, et des conversations informelles se sont poursuivies par la suite. Puis, lors de sa visite en Arabie saoudite en juillet 2022, le président américain Joe Biden a exhorté le Conseil de coopération du Golfe – une union intergouvernementale de Bahreïn, du Koweït, d’Oman, du Qatar, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis – à se joindre à Israël pour contenir l’Iran. . Mais le gouvernement saoudien s’est plutôt tourné vers la Chine, considérant le président Xi Jinping comme un meilleur médiateur avec Téhéran. Impliquer la Chine, pensaient les Saoudiens, était la garantie la plus sûre qu’un accord avec l’Iran durerait, car il était peu probable que Téhéran risque de compromettre ses relations avec Pékin en violant un tel accord. Xi a discuté de la question avec le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane lors de sa visite à Riyad en décembre 2022, puis a rencontré le président iranien Ebrahim Raisi à Pékin en février 2023. Des discussions intenses entre l’Iran et l’Arabie saoudite ont suivi, au cours desquelles les deux parties ont convenu d’enterrer la hache de guerre et normaliser les relations. Pour les deux pays, l’intervention personnelle de Xi a été cruciale. Tous deux entretiennent des liens politiques et économiques de longue date avec Pékin, et le président chinois a donc pu agir comme un intermédiaire de confiance entre eux.
Si l’accord est pleinement mis en œuvre, Téhéran et Riyad seront à nouveau étroitement alignés. Ce n’est qu’en 2016 que les relations diplomatiques entre les pays ont été rompues, après qu’une foule a incendié l’ambassade saoudienne à Téhéran. Désormais, selon le nouvel accord, les deux parties rouvriront les ambassades et le gouvernement saoudien mettra fin à son soutien à la chaîne de télévision Iran International que Téhéran tient pour responsable de la dissidence intérieure. Les deux parties respecteront le cessez-le-feu d’avril 2022 au Yémen et commenceront à travailler sur un accord de paix officiel pour mettre fin à la guerre civile dans ce pays. L’Iran cessera de fournir des armes aux rebelles houthis et les persuadera d’arrêter leurs attaques de missiles contre l’Arabie saoudite. En outre, l’accord appelle au renforcement des relations économiques et diplomatiques entre l’Iran et les pays du CCG, et à l’Iran et à ses partenaires arabes pour entamer des discussions sur la construction d’un nouveau cadre de sécurité régionale. De plus, la Chine continuera de superviser toutes ces étapes.
L’Iranien–L’accord saoudien a le potentiel de mettre fin à l’une des rivalités les plus importantes de la région et d’étendre les liens économiques à travers le Golfe. L’Iran ne sera plus seul face à une alliance d’Arabes et d’Israéliens, dont les États-Unis espéraient qu’elle ferait le difficile travail de la contenir. Au lieu de cela, l’accord a le potentiel de rapprocher l’Iran de ses voisins arabes et de stabiliser progressivement ses relations dans la région. Soulignant cette promesse, le ministre saoudien des Finances, Mohammed al-Jadaan, a promis que, si tout se passe comme prévu, l’Arabie saoudite est prête à investir dans l’économie iranienne. Raisi a déjà accepté une invitation à se rendre à Riyad à une date non précisée, signe supplémentaire de l’intention des deux parties de renforcer leurs liens. Les conséquences pour la région d’une relation qui se développe si rapidement peuvent être profondes.
Téhéran regarde vers l’EST
Téhéran et Riyad pensent qu’ils bénéficieront d’une collaboration avec la Chine pour rétablir les liens régionaux. Pour les deux pays, travailler avec Pékin est une nouveauté. En 2015, la priorité de l’Iran était d’améliorer ses relations avec les États-Unis et l’Europe. Il considérait les négociations avec ses voisins comme secondaires. Le résultat a été le Plan d’action global conjoint (JCPOA) – l’accord nucléaire avec les États-Unis et ses collègues membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, plus l’Allemagne – qui a réduit le programme nucléaire de l’Iran en échange d’un allégement des sanctions. Après que le président américain Donald Trump a retiré le soutien américain au JCPOA en 2018, l’Arabie saoudite et le CCG se sont rapprochés d’Israël, un mouvement qui a été accéléré par une attaque iranienne contre les installations pétrolières saoudiennes en 2019. L’Iran à son tour a ensuite changé d’orientation, donnant de nouvelles l’accent sur l’amélioration des relations avec ses voisins et sur le commerce régional. À cette fin, Téhéran a rétabli des relations diplomatiques complètes avec le Koweït et les Émirats arabes unis en 2022. Mais l’accord de Pékin avec les Saoudiens est le plus grand prix recherché par l’Iran : une véritable ouverture sur le monde arabe, qui pourrait bientôt être étendue à Bahreïn et à l’Égypte.
Téhéran salue le rôle croissant de la Chine au Moyen-Orient, car il affaiblit l’influence américaine dans la région et sape le régime de sanctions dirigé par les États-Unis qui a paralysé l’économie iranienne. À cette fin, de meilleures relations avec les pays du CCG réduiront la menace posée par les accords d’Abraham négociés par l’administration Trump, qui ont initié une coordination plus étroite du renseignement et de l’armée entre Israël, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (et plus tard étendus au Maroc et au Soudan), ainsi l’extension de la guerre de l’ombre entre l’Iran et Israël au Golfe. Bien que Téhéran soit disposé à accepter des liens bilatéraux entre le CCG et Israël, il ne pouvait tolérer contre lui une alliance militaire arabo-israélienne soutenue par les États-Unis. Une telle alliance serait d’autant plus menaçante pour Téhéran à la suite de l’échec des pourparlers nucléaires avec l’administration Biden, des protestations politiques intérieures, d’une présence israélienne croissante en Azerbaïdjan et en Irak et d’une volonté croissante du nouveau gouvernement de droite israélien d’envisager la guerre. afin d’arrêter le programme nucléaire de l’Iran.
L’ÉQUILIBRE À RIYAD
Pour l’Arabie saoudite, l’accord mené par Pékin constitue un virage stratégique plus audacieux. Les relations entre Riyad et Washington sont au plus bas. La satisfaction saoudienne à l’égard de la politique américaine dans la région est en baisse depuis l’invasion de l’Irak en 2003. Riyad était mécontent du démantèlement du gouvernement irakien, troublé par l’accord sur le nucléaire, en colère contre la réticence des États-Unis à soutenir les intérêts saoudiens contre l’Iran en Syrie et au Yémen, et préoccupé par son incapacité à défendre le royaume lorsque ses installations pétrolières ont été attaquées par l’Iran en 2019. Riyad pense que les États-Unis – autrefois son fidèle allié – se concentrent sur d’autres priorités, et il ne pense pas que Washington ait un plan clair pour la sécurité régionale à la suite de l’impasse des pourparlers nucléaires avec l’Iran. Les dirigeants saoudiens sont également mécontents de la direction actuelle à Washington. Le président Biden a mis du temps à rétablir les relations après s’être engagé en tant que candidat à traiter le régime comme un « paria », à la suite du meurtre du journaliste Jamal Khashoggi en 2018.
N’ayant pas les capacités militaires avancées de ses voisins plus grands et plus agressifs, l’Arabie saoudite a toujours été obsédée par sa propre défense. Réduire les tensions avec Téhéran ne mettra pas fin à ces inquiétudes, mais cela donne plus de temps à Riyad pour renforcer sa sécurité et diversifier ses options stratégiques. Le désir de sécurité a conduit l’Arabie saoudite à rechercher des liens avec Israël au cours de la dernière décennie, et le même désir motive maintenant sa culture de la Chine. La stratégie de l’Arabie saoudite vise à garantir sa sécurité. En assemblant un large réseau de partenaires, dont la Chine, Israël et les États-Unis, et en améliorant les relations avec des adversaires tels que l’Iran, la Syrie et la Turquie, le régime saoudien espère consolider sa stabilité à long terme.
Riyad montre que si la politique américaine ne sert pas les intérêts saoudiens, alors les Saoudiens ne seront pas redevables à l’alliance.
L’Arabie saoudite s’est fixé l’objectif ambitieux de devenir une économie industrielle avancée, ainsi qu’un centre culturel et touristique, d’ici 2030. Pour y parvenir, il faudra le soutien militaire américain, la sécurité et la technologie israéliennes, le commerce avec l’Europe et la Chine, et la stabilité intérieure. La stratégie saoudienne est en contradiction avec la conception de la sécurité régionale de Washington, qui favorise l’isolement de l’Iran et n’exclut pas la guerre, bien qu’il n’y ait pas de plan américain clair pour la gérer. Les États-Unis ont également eu du mal à reconnaître qu’ils ne peuvent pas prétendre que rien n’a changé dans leurs engagements envers leurs partenaires du Moyen-Orient tout en indiquant clairement qu’ils s’éloignent de la région. En effet, Riyad montre que si la politique américaine ne sert pas les intérêts saoudiens, alors les Saoudiens ne seront pas redevables à l’alliance.
Washington a également tardé à se rendre compte que l’Arabie saoudite ne se considère pas comme un vassal sécuritaire des États-Unis mais comme une puissance régionale capable de jouer un rôle indépendant dans la politique mondiale. Riyad pense que le vieux paradigme de la « sécurité américaine en échange de prix bas du pétrole » – comme l’a dit un responsable saoudien – est mort. La vision de l’autonomie stratégique de l’Arabie saoudite n’est pas simplement une réaction à la diminution de l’engagement américain au Moyen-Orient, mais une déclaration des ambitions du royaume. Riyad veut des liens étroits et indépendants avec les États-Unis, ainsi qu’avec la Russie et la Chine. Il se considère également comme jouant un rôle crucial dans la région, équilibrant l’Égypte, l’Iran, Israël et la Turquie pour protéger sa propre sécurité et exercer une influence régionale. Pour occuper cette position convoitée, l’Arabie saoudite doit entretenir des relations avec tous ses voisins. En 2022, Riyad a rétabli les liens avec la Turquie ; maintenant, il fait la même chose avec l’Iran. Ce sera ensuite le tour d’Israël. Les relations avec l’Iran donneront aux Saoudiens une couverture politique indispensable auprès de leurs alliés, ce qui signifie qu’un accord avec Israël peut être présenté comme un accord bilatéral, plutôt que comme un axe militaire contre un autre pays musulman. L’accord de Pékin affirme à la fois la vision de Riyad sur son statut au Moyen-Orient et démontre son autonomie stratégique.
SÉCURITÉ DE LA ROUTE DE LA SOIE
L’implication de la Chine est peut-être la dimension la plus troublante du rapprochement irano-saoudien. Pékin avait auparavant pris soin d’éviter l’enchevêtrement au Moyen-Orient. Mais ses intérêts économiques naissants là-bas ont nécessité d’assumer également un rôle diplomatique. La région est importante pour l’initiative chinoise « la Ceinture et la Route » ; le gouvernement chinois a dû s’assurer, par exemple, que ses investissements dans le secteur énergétique saoudien ne sont pas menacés par des missiles houthis. De plus, la Chine étend régulièrement son empreinte économique en Iran et souhaite soutenir le projet de Moscou de développer un couloir de transit à travers l’Iran qui permettrait au commerce russe d’atteindre les marchés mondiaux sans utiliser le canal de Suez. Le développement de ce corridor permettrait aussi à la Chine de contourner le détroit de Malacca face à la formidable armada que sont en train de constituer les États-Unis et leurs alliés. Pour faire avancer ces priorités stratégiques, Pékin se prépare maintenant à défier Washington pour l’influence au Moyen-Orient.
La convergence des intérêts stratégiques plus larges de la Chine, de l’Iran et de l’Arabie saoudite suggère que la percée de Pékin avec l’Iran et l’Arabie saoudite est susceptible de servir de fondement à une nouvelle réalité géopolitique au Moyen-Orient. Cette transformation représente un défi historique pour les États-Unis. Washington ne peut plus simplement exiger que ses alliés arabes se séparent de la Chine et s’unissent derrière ses dirigeants pour combattre l’Iran. Cette approche est dépassée et en décalage avec les besoins actuels de ses alliés. Comme l’a dit un responsable saoudien, « les États-Unis ne comprennent pas que nous ne pouvons pas être des alliés au détriment de nos intérêts ». Les Saoudiens ne voient leurs intérêts servis ni par la guerre avec l’Iran ni par la confrontation avec la Chine.
Ce qui s’est passé à Pékin ne diminue en rien la menace posée par les politiques nucléaires et régionales de l’Iran. Cependant, à court terme, Washington devrait saluer la baisse des tensions au Moyen-Orient, qui permet aux États-Unis de se concentrer sur d’autres priorités mondiales sans prétendre à un engagement indéfectible envers la région. Les États-Unis devraient également encourager l’Arabie saoudite et le CCG à explorer une architecture de sécurité régionale plus large qui réduira le risque de guerre dans la région, assurera la sécurité maritime et coopérera pour mettre fin aux conflits régionaux de longue date. Washington doit également formuler des politiques en phase avec la façon dont la région voit désormais ses propres intérêts. Sinon, il continuera à perdre son influence au profit de la Chine et de la Russie, et la région dérivera vers le non-alignement. Toute réévaluation américaine de sa stratégie régionale doit commencer par comprendre les pressions et les opportunités qui ont amené le leadership de Riyad aux portes de Pékin.