Israël libéré ? | Affaires étrangères
Le 1er avril, Israël a lancé sa dernière attaque contre l'Iran dans le cadre de la guerre fantôme en cours entre les deux pays, avec une frappe aérienne qui a détruit une partie du complexe de l'ambassade iranienne à Damas et aurait tué au moins 12 personnes. Parmi les morts figurait Mohammad Reza Zahedi, qui dirigeait les opérations militaires iraniennes en Syrie et au Liban, où il a travaillé pendant des décennies et est devenu un interlocuteur proche du Hezbollah et de son chef, Hassan Nasrallah. La frappe a également tué Mohammad Hadi Haji Rahimi, l'adjoint de Zahedi, et au moins cinq autres officiers du Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI) iraniens.
Israël a franchi une nouvelle ligne avec la frappe contre le complexe diplomatique iranien, que l'Iran et de nombreux autres gouvernements considèrent comme équivalant à frapper le territoire iranien lui-même. La décision de cibler des responsables de haut niveau à cet endroit reflète peut-être la conviction du gouvernement israélien que le moment est venu d'agir contre les cibles militaires iraniennes, où qu'elles se trouvent, avec une relative impunité. Du point de vue d’Israël, l’Iran est suffisamment contraint pour qu’il soit peu probable qu’il réponde d’une manière qui pourrait conduire à un déclenchement incontrôlable d’une guerre régionale. Autrement dit, Israël pourrait considérer la guerre à Gaza comme une expansion plutôt que comme une restriction de sa marge de manœuvre contre l’Iran et ses alliés. Si tel est le cas, il est possible que les Israéliens sous-estiment l’imprévisibilité du climat régional actuel. L’attaque pourrait s’avérer être une erreur de calcul conduisant à des conséquences dangereuses, non seulement pour Israël mais aussi pour l’ensemble de la région.
SORTIR DE L'OMBRE
La campagne israélienne contre les cibles liées à l'Iran en Syrie n'a pas commencé après l'attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre, même si les frappes israéliennes semblent s'être intensifiées depuis le début de la guerre à Gaza. Israël est engagé depuis plus d’une décennie dans ce que les experts israéliens en sécurité ont qualifié de « campagne entre les guerres » en Syrie, dans le cadre d’un effort soutenu visant à dégrader les milices liées à l’Iran. L'ampleur et la nature des attaques israéliennes ont évolué au fil des années, passant d'une concentration sur les transferts d'armes et les sites de munitions iraniens à une campagne plus ciblée visant à tuer les principaux responsables opérationnels et du renseignement du réseau iranien, y compris des militaires iraniens de plus en plus haut placés.
En effet, la dernière frappe fait suite à une série d’attaques israéliennes contre des cibles iraniennes de grande valeur en Syrie et au-delà au cours des derniers mois. L’Iran a accusé Israël d’avoir tué un haut commandant du CGRI lors d’une frappe aérienne à Damas en décembre, et le mois suivant, une frappe aérienne israélienne a tué un chef des renseignements iraniens et plusieurs autres membres du CGRI. En février, les frappes aériennes israéliennes à Damas ont de nouveau ciblé des hauts responsables du CGRI ainsi que le Hezbollah, qui a également été confronté à une recrudescence des frappes israéliennes.
Depuis le début de la guerre à Gaza, Israël a tué de hauts commandants du Hezbollah au Liban et au moins 150 combattants du Hezbollah en réponse aux multiples attaques de drones et de missiles antichar du Hezbollah sur le nord d’Israël. Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a reconnu en février qu’Israël avait « intensifié » ses attaques contre le Hezbollah avec des bombes plus lourdes et des cibles plus profondes sur le territoire libanais. Les forces israéliennes ont également tué le chef adjoint du Hamas, Saleh al-Arouri, lors d'une frappe de drone à Beyrouth début janvier, marquant une nette escalade ; Les frappes israéliennes précédentes étaient en grande partie limitées à la zone frontalière entre Israël et le Liban. Le 29 mars, des frappes aériennes israéliennes ont tué des dizaines de soldats syriens et de militants du Hezbollah près d'Alep.
Même si Israël frappe depuis des années des cibles iraniennes en Syrie, ses attaques depuis le 7 octobre ont lieu à un moment où toute la région est sous tension. Le groupe militant Houthi, basé au Yémen et soutenu par l'Iran, ne se laisse pas décourager d'attaquer les navires internationaux transitant par la mer Rouge. Les milices soutenues par l’Iran en Syrie et en Irak ont pris pour cible les forces américaines. Pendant ce temps, les affrontements continus entre les Forces de défense israéliennes et le Hezbollah ont provoqué le déplacement de dizaines de milliers de civils des deux côtés de la frontière israélo-libanaise. Certes, il ne s’agit pas encore d’une guerre régionale totale, mais l’escalade militaire se poursuit sur tous les fronts, et toute accalmie dans la violence sera probablement temporaire aussi longtemps que l’effusion de sang et la catastrophe humanitaire à Gaza se poursuivront. Dans cet environnement dangereux, il existe un risque croissant que les frappes israéliennes contre des cibles iraniennes entraînent un retour de flamme.
UN TIGRE EN PAPIER ?
Après les attaques sans précédent du Hamas le 7 octobre, Israël aurait pu réduire sa campagne régionale plus large contre l'Iran en se concentrant sur les menaces imminentes émanant de Gaza, d'autant plus que le Hezbollah ne semblait pas désireux de se joindre au combat du Hamas. Israël aurait pu ajuster sa campagne régionale à la lumière de la volatilité régionale accrue, notamment au vu de la forte volonté américaine de contenir la guerre et d'éviter une confrontation directe avec l'Iran, une préférence partagée par les voisins arabes d'Israël.
Mais le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et son cabinet de guerre d’urgence semblent choisir une voie différente. Six mois après le début de la guerre, Israël redouble d’efforts dans sa campagne régionale. Il s’agit de l’extension logique de ce que Naftali Bennett, alors ministre israélien de l’Éducation, a surnommé « la doctrine de la pieuvre » en 2018. Israël estime qu’il doit affronter directement l’Iran et pas seulement s’en prendre aux forces mandataires qui servent de tentacules à son ennemi dans toute la région. Suivant cette stratégie, Israël doit tenir l’Iran pour responsable des actions de ses milices régionales, même si l’Iran exerce divers degrés de contrôle sur les différents groupes de son réseau décentralisé. Cette approche bénéficie d’un fort soutien de la part du public israélien et de l’ensemble du spectre politique israélien.
Certains observateurs estiment qu’Israël tente de provoquer l’Iran dans la guerre. Mais c’est peut-être la logique inverse qui se joue. Israël fait peut-être le pari que l’Iran est désormais plus retenu et encadré parce qu’il se méfie des actions de représailles qui pourraient déclencher une attaque israélienne directe. Israël considère l’Iran comme étant dans une position politique et économique vulnérable, même si de nombreux analystes estiment que l’Iran a été soutenu par la guerre à Gaza et son alignement militaire accru avec la Russie. Les décideurs politiques et les analystes débattent de la capacité de l'Iran à répondre aux attaques depuis que les États-Unis ont tué le général Qasem Soleimani, commandant de la force iranienne Quds, en 2020. Un récit courant en Israël est que l'assassinat de Soleimani a révélé que l'Iran est un tigre de papier : après avoir promis de Pour venger Soleimani, les Iraniens n’ont finalement pas fait grand-chose. L’interprétation concurrente est que l’assassinat de Soleimani a en fait favorisé un militantisme et des menaces accrus contre Israël et les États-Unis. Les capacités accrues des groupes militants soutenus par l’Iran ces dernières années suggèrent que l’assassinat de Soleimani n’a pas fondamentalement dissuadé ni diminué la capacité des acteurs soutenus par l’Iran à causer des dégâts considérables dans la région.
Israël a franchi une nouvelle ligne avec la frappe contre le complexe diplomatique iranien.
Mais Israël n’a pas tort lorsqu’il observe qu’après les attaques israéliennes en Syrie et au Liban au cours des six derniers mois, l’Iran et le Hezbollah n’ont pas fait grand-chose pour riposter. Les Israéliens pourraient considérer ce moment, alors qu’ils bénéficient toujours du plein soutien de Washington et croient déjà que le monde est contre eux, comme une opportunité d’affaiblir davantage l’Iran et ses alliés régionaux. Israël peut avoir confiance dans sa capacité à repousser les limites sans provoquer le Hezbollah ou l’Iran dans une guerre directe. En d’autres termes, les Israéliens n’intensifient peut-être pas leurs frappes militaires pour inciter l’Iran à entrer directement dans la guerre ; ils pourraient s’intensifier parce qu’ils pensent que les Iraniens resteront probablement à l’écart.
Une logique similaire pourrait guider les calculs israéliens concernant Washington. Israël peut croire qu’il peut continuer à repousser les limites de l’escalade militaire parce qu’il s’attend à ce que les États-Unis restent à l’écart ou qu’il puisse même soutenir tacitement les actions israéliennes contre des groupes qui menacent également les intérêts américains. Le fait que l’administration Biden ait soutenu les actions militaires israéliennes depuis le 7 octobre semblerait conforter ces hypothèses. Malgré le malaise exprimé par l’administration Biden à propos de la campagne israélienne à Gaza, le soutien militaire et politique américain à Israël reste inchangé.
FLIRTER AVEC LE DÉSASTRE
En supposant qu’il est confronté à peu de contraintes alors qu’il tente d’affaiblir l’Iran et ses mandataires, Israël prend un risque important. L’Iran pourrait ressentir le besoin de répondre directement à Israël à un moment donné, et il semble faire face à des pressions croissantes dans son pays pour le faire. Les informations faisant état de complots iraniens déjoués visant à attaquer les installations diplomatiques israéliennes et les civils à l'étranger suggèrent que l'incapacité de l'Iran à riposter directement contre les intérêts israéliens n'est pas faute d'efforts. Les milices irakiennes commencent déjà à attaquer Israël, lançant une attaque de drones sur une base navale israélienne à Eilat la nuit précédant la dernière frappe israélienne à Damas. Les Houthis du Yémen ont également pointé des missiles sur le sud d’Israël.
Israël pourrait considérer ces risques comme gérables. Mais un sentiment accru d’impunité ne constitue pas seulement un risque pour Israël ; c'est une posture dangereuse qui pourrait directement mettre en danger les intérêts et les vies américaines. Après les précédentes attaques israéliennes contre des cibles iraniennes en Syrie avant la guerre de Gaza, l’Iran a choisi de riposter contre les troupes américaines par le biais de ses milices en Irak et en Syrie. À partir de 2021, des groupes soutenus par l’Iran ont lancé plus de 80 attaques contre les forces américaines, jusqu’à ce qu’un accord informel de désescalade soit conclu entre l’Iran et les États-Unis à la mi-2023. Après le début de la guerre à Gaza, les attaques contre les forces américaines ont repris, avec plus d’intensité. En janvier, une milice soutenue par l’Iran en Irak a mené une attaque de drone qui a tué trois militaires américains en Jordanie. En réponse, les États-Unis ont lancé une série de frappes de représailles contre les groupes soutenus par l’Iran en Irak et en Syrie. Depuis l’attaque américaine, il y a eu une accalmie dans la violence contre les troupes américaines dans la région. Aujourd’hui, avec la frappe israélienne à Damas, cette pause pourrait être menacée. Quelques heures après l’attaque israélienne, les troupes américaines stationnées en Syrie ont abattu un drone d’attaque volant à proximité.
La guerre à Gaza semble renforcer les incitations déjà fortes d’Israël à davantage, et non à moins, une escalade militaire avec l’Iran. Les dirigeants israéliens ont travaillé sur l’hypothèse – avant et après Gaza – que le conflit avec l’Iran peut rester contenu alors qu’Israël atteint ses objectifs de dégradation de l’axe iranien tout en améliorant ses liens avec les États arabes qui se méfient également de l’Iran. Ces hypothèses étaient erronées même avant le 7 octobre. Mais au milieu d’une attaque soutenue contre Gaza et de massacres de civils palestiniens à une échelle auparavant inimaginable, Israël joue avec le feu. Le risque est qu’à un moment donné, Israël paie pour ses attaques un prix plus élevé que prévu. Et dans ce scénario, il est probable que les États-Unis paieront également.