La dangereuse poussée vers la normalisation israélo-saoudienne
Durant les trois premières années de son mandat, le président américain Joe Biden a fondé sa stratégie au Moyen-Orient sur un projet unique et clair : normaliser les relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Selon Washington, un tel accord stabiliserait la région tumultueuse et freinerait un Iran de plus en plus enhardi. Les États-Unis seraient alors libres de déplacer leurs ressources du Moyen-Orient vers l’Asie et l’Europe. Le monde arabe pourrait même faire partie d’un ambitieux corridor commercial eurasiatique reliant l’océan Indien à la mer Méditerranée, une entreprise qui pourrait concurrencer l’initiative chinoise Belt and Road.
À l’automne 2023, les responsables américains semblaient sur le point de conclure un accord. L’Arabie saoudite s’est dite prête à normaliser ses relations avec Israël si, en échange, Washington concluait un pacte de sécurité avec Riyad. Les États-Unis étaient prêts à exaucer le vœu des Saoudiens. Même si ce pacte devait théoriquement renforcer les engagements régionaux des États-Unis, les responsables américains espéraient que, grâce à une relation israélo-saoudienne nouvellement renforcée, l’Arabie saoudite aurait rarement besoin de l’aide militaire américaine.
Le 7 octobre, le Hamas a attaqué Israël. Cette attaque, qui a fait près de 1 200 morts, a brisé l’idée selon laquelle les acteurs du Moyen-Orient pouvaient tout simplement ignorer le conflit israélo-palestinien. Lorsque Israël a réagi en lançant une invasion dévastatrice de Gaza – qui a déjà tué plus de 37 000 Palestiniens –, cela a provoqué la colère des citoyens du monde arabe et a fait de l’Iran et de ses alliés régionaux les premiers défenseurs de la cause palestinienne. Les dirigeants arabes ont été contraints de changer de cap. L’Arabie saoudite s’est retirée de l’accord de normalisation, insistant sur le fait qu’Israël devait d’abord accepter l’autodétermination palestinienne. Ses voisins ont également pris leurs distances avec Israël.
Les responsables américains sont conscients que la situation sur le terrain a changé. Mais ils s’accrochent toujours à leur vision d’avant le 7 octobre. Malgré les manifestations de masse, ils font la navette entre Riyad et l’Arabie saoudite pour vendre un accord entre Israël et l’Arabie saoudite. En fait, les responsables américains semblent penser qu’un accord est plus opportun que jamais. Les responsables politiques américains ont suggéré que Riyad normalise ses relations avec Israël si ce dernier accepte un cessez-le-feu à Gaza. Pour Washington, la normalisation israélo-saoudienne reste la solution aux maux du Moyen-Orient.
Mais cette vision des choses est de plus en plus erronée. L’Arabie saoudite n’établira pas de relations avec Israël en échange de la fin de la guerre. À ce stade, Riyad n’établira des relations avec Israël que si l’État juif prend des mesures claires et irrévocables pour créer un État palestinien. Or, les responsables israéliens n’ont montré aucun intérêt à le faire.
Si les États-Unis veulent toujours un accord israélo-saoudien, ils devront faire pression sur les Israéliens pour qu’ils changent de position. Ils doivent non seulement obtenir un cessez-le-feu, mais aussi un plan positif à long terme pour l’avenir de Gaza, qui aboutisse à la création d’un État palestinien. En d’autres termes, ils doivent montrer aux dirigeants arabes qu’une collaboration plus étroite avec Israël ne va pas enflammer davantage la région avec des conflits qui sapent leur propre crédibilité tout en renforçant Téhéran et ses partenaires. Sinon, les États-Unis perdent leur temps à faire pression pour la normalisation – et mettent en péril la sécurité des gouvernements arabes assiégés.
NE RECULERA PAS
Depuis le début de la guerre à Gaza, les Etats-Unis ont un bilan diplomatique très mitigé au Moyen-Orient. D’un côté, Washington a éloigné l’Iran et Israël du bord de la confrontation directe, après un échange de missiles entre les deux pays en avril. Aujourd’hui, les Etats-Unis s’efforcent d’empêcher Israël et le Hezbollah de s’engager dans un conflit ouvert. Mais lorsqu’il s’agit du cœur du problème – les combats à Gaza –, la diplomatie américaine n’a pas eu beaucoup de résultats. Washington n’a pas réussi à influencer la conduite de la guerre, à obtenir un cessez-le-feu ou à obtenir des engagements d’Israël sur l’avenir de Gaza ou d’un Etat palestinien. Ces échecs compromettent les succès de Washington dans d’autres domaines. Tant que les combats se poursuivront, par exemple, l’affrontement entre Israël et le Hezbollah s’intensifiera. Les bombardements entre les deux pays ont déplacé des dizaines de milliers d’Israéliens depuis le début de la guerre à Gaza, et Israël considère donc désormais la sécurisation de sa frontière nord comme faisant partie intégrante de sa campagne visant à détruire le Hamas. Une telle escalade pourrait inviter l’Iran et ses acteurs régionaux à intervenir pour aider leur partenaire libanais.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les États-Unis n’ont pas réussi à mettre un terme à l’effusion de sang. Les responsables américains ont fait pression sur les États arabes, en particulier l’Égypte et le Qatar, pour obtenir l’accord du Hamas en vue d’un cessez-le-feu. Mais le Hamas n’a pratiquement pas exercé son influence considérable sur Israël. Au lieu de menacer de réduire ou de mettre fin à l’aide offensive, la principale approche de Washington a consisté à dire à Israël que, s’il cessait les combats, il pourrait entretenir des relations officielles avec l’Arabie saoudite. Ce n’est pas une promesse que les États-Unis peuvent tenir. Les Saoudiens ont refusé de proposer une normalisation en échange d’un simple cessez-le-feu, et il est peu probable qu’ils reviennent sur leur décision.
Même si Riyad acceptait un tel accord, rien ne garantit qu’Israël y consentirait. Le pays a repoussé tous les appels, qu’ils émanent de Washington ou de l’ONU, à mettre fin au conflit. Il a envisagé de retirer ses forces seulement temporairement, afin de libérer les otages israéliens et étrangers. Israël s’est montré si engagé dans la guerre qu’il a même mis en péril ses liens avec les États arabes avec lesquels il entretient des relations. L’Égypte et la Jordanie – qui ont normalisé leurs relations avec Israël respectivement en 1978 et 1994 – ont refroidi leurs relations diplomatiques, mis leurs forces militaires en état d’alerte et averti que leurs traités de paix avec Israël étaient en danger. Bahreïn et les Émirats arabes unis, qui ont tous deux normalisé leurs relations en 2020, ont réduit leurs contacts diplomatiques et leurs relations commerciales.
Washington n’a pratiquement pas exercé son influence considérable sur Israël.
Ces mesures ont des antécédents évidents. La conduite d’Israël a enflammé le monde arabe et menacé sa stabilité. L’Egypte a connu des manifestations de masse en soutien aux Palestiniens, et les dirigeants du pays craignent que ces manifestations ne se retournent contre eux. Le Caire a, quant à lui, subi des pressions directes de la part d’Israël, qui a violé l’accord de 1978 entre les deux pays en s’emparant du poste frontière de Rafah à Gaza. Israël l’a fait sans même avertir les responsables égyptiens suffisamment à l’avance. D’autres gouvernements arabes qui entretiennent des relations avec Israël, notamment la Jordanie et le Maroc, ont également été témoins de manifestations de rue de grande ampleur. Ils craignent que cette indignation populaire ne finisse par exploser en un soulèvement de type « printemps arabe » ou ne provoque une recrudescence de l’extrémisme et du terrorisme.
Le mépris d’Israël pour les intérêts de ses alliés arabes s’explique en partie par sa volonté de détruire le Hamas. Mais il vient aussi du sentiment des responsables israéliens que leur pays n’a pas besoin de traités de paix régionaux pour être en sécurité. Israël suppose que, si le besoin s’en fait sentir, Washington contrôlera le comportement des États arabes. Il estime également que la colère de ces pays envers Israël est contrebalancée par leur peur de l’Iran. Lorsque Téhéran a lancé des missiles et des drones sur Israël en avril, par exemple, la Jordanie et les pays du Golfe ont coopéré avec les États-Unis pour les intercepter presque tous. Les responsables israéliens s’attendent à ce que, face à l’escalade avec l’Iran, les monarchies du Golfe n’aient d’autre choix que de resserrer les rangs avec Israël et les États-Unis, et qu’Abou Dhabi et Riyad mettent fin à leurs propres accords de normalisation avec Téhéran.
Mais les responsables israéliens se trompent. Bien qu’il soit impossible de discerner leurs motivations exactes, la Jordanie et les États du Golfe ont probablement aidé à abattre des drones et des missiles iraniens non pas pour protéger Israël mais pour empêcher la guerre plus vaste qui aurait sûrement suivi si Israël avait été sérieusement touché. Depuis la normalisation des relations avec l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont devenus plus sûrs. (Avant ces accords, les groupes soutenus par l’Iran frappaient régulièrement les territoires des deux pays.) Ils n’ont aucun intérêt à revenir sur leurs accords, d’autant plus que leurs citoyens ne voient pas l’Iran comme un ennemi pour le moment. Au contraire, leur ennemi est Israël.
ACCORD OU PAS D'ACCORD
Pour surmonter les réticences des gouvernements arabes à collaborer plus étroitement avec un Israël inchangé, les États-Unis pourraient tenter de faire à leurs partenaires une offre qu’ils ne pourraient refuser. En échange d’une coopération israélo-saoudienne accrue, par exemple, Washington pourrait promettre aux Saoudiens non seulement un accord de sécurité mais aussi un accord dans lequel Riyad pourrait maintenir des liens étroits avec la Chine. Les États-Unis pourraient promettre à Amman qu’ils riposteraient si la Jordanie était attaquée par l’Iran et qu’ils empêcheraient les Palestiniens d’affluer de l’autre côté de la frontière jordanienne. Ils pourraient apporter à l’Égypte un soutien économique supplémentaire ainsi que des garanties qu’Israël se retirera de Rafah et renoncera à toute action qui pourrait pousser les Palestiniens vers la péninsule du Sinaï.
Mais ces promesses seraient coûteuses sur le plan financier et politique pour les États-Unis, qui sont déjà à bout de forces. Et il est peu probable qu’elles aient un quelconque effet. Les gouvernements arabes apprécieraient sans aucun doute un soutien américain plus important. Mais Washington ne peut rien leur offrir directement pour les protéger de la colère de leurs citoyens. Il n’existe qu’une seule voie possible vers une plus grande coopération arabo-israélienne : mettre fin à la guerre à Gaza et créer un État palestinien souverain.
Washington doit donc cesser de se concentrer sur la manière dont il peut normaliser ses relations et commencer à se concentrer sur ce qui va arriver à Gaza à court et à long terme. Dans ce domaine, il a beaucoup à faire. Les États-Unis n’ont pas présenté de plan crédible pour le lendemain de la fin du conflit, ce qui risque de plonger la bande de Gaza dans l’anarchie et de provoquer une catastrophe humanitaire sans fin. En l’absence de pression américaine, Gaza pourrait même finir par être indéfiniment sous la domination des forces de défense israéliennes. Le gouvernement israélien pourrait alors ordonner à l’armée israélienne de repousser progressivement la population de Gaza vers l’Égypte, ouvrant ainsi le territoire aux colons juifs. Si cela réussit, Israël pourrait également forcer les Palestiniens à quitter la Cisjordanie. Il n’aura peut-être même pas besoin de l’armée pour le faire. Au lieu de cela, il pourrait simplement couper les fonds à une Autorité palestinienne déjà affaiblie, la rendant incapable de fournir des services, et laisser les colons violents se déchaîner. Tant que ces scénarios ne seront pas définitivement écartés, aucun État arabe n’acceptera de normaliser ses relations avec Israël.
Il n’existe qu’une seule voie viable vers une plus grande coopération arabo-israélienne.
Pour sauver les Palestiniens et promouvoir les liens arabo-israéliens, les États-Unis doivent promouvoir une voie alternative pour l’avenir de Gaza. Ils peuvent commencer par présenter une stratégie pour reconstruire Gaza et assurer sa sécurité. Un tel plan doit avoir l’adhésion des États arabes, qui sont essentiels pour garantir un consensus intra-palestinien capable de préserver la sécurité de la bande de Gaza. Mais seul Washington peut faire pression sur Israël pour qu’il mette fin à la guerre et accepte une telle proposition, et seul Washington peut servir de médiateur entre les dirigeants israéliens et arabes sur un accord de sécurité pour Gaza. Les États arabes peuvent hésiter à travailler avec Israël, mais les dirigeants américains devraient leur rappeler (et aux Israéliens) que personne ne tire profit d’une agitation continue et qu’ils ont un intérêt commun à créer un plan d’après-guerre durable. L’alternative, après tout, est une guerre sans fin à Gaza et peut-être en Cisjordanie et au Liban, ce qui déstabiliserait toute la région.
Une fois qu’un plan viable de reconstruction de Gaza sera établi, les États-Unis pourront commencer à travailler sur leur mission la plus importante : créer un État palestinien. Ils doivent amener Israël à reconnaître le droit des Palestiniens à l’autodétermination, à s’engager à créer un État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale et à ouvrir la voie diplomatique pour y parvenir. Ce processus devrait commencer par un cessez-le-feu permanent à Gaza, dans lequel Israël accepterait de mettre fin à son occupation de Gaza et de laisser une Autorité palestinienne unifiée gouverner à la fois Gaza et la Cisjordanie. De tels engagements pourraient suffire à convaincre les Saoudiens et d’autres gouvernements arabes et à ouvrir la voie à des relations plus étroites.
Certes, ce processus sera extrêmement difficile. Israël est gouverné par des politiciens d’extrême droite qui ont désavoué l’existence d’un État palestinien ; le fossé qui les sépare des gouvernements arabes est énorme. Mais les États-Unis doivent encore faire un effort sérieux pour réunir ces parties. Tant qu’une voie claire vers un État palestinien n’aura pas été tracée, le Moyen-Orient sera pris dans un cycle continu de conflits. Il n’y aura aucun espoir de stabilité régionale. Et il y aura peu de chances qu’Israël et l’Arabie saoudite puissent normaliser leurs relations.